Chronique Le Jeudi: L’Europe, ça s’explique
July 12, 2012 by Charles Goerens
Le rendez-vous de Cinqfontaines
L’endroit est bien caché. A la sortie de Clervaux, on passe par Maulusmuehle pour se diriger vers Sassel. Après avoir quitté le village, un chemin étroit vous mène sur la hauteur et c’est là que ça se complique. Le dimanche matin vous ne rencontrez personne sur ce plateau. Pas la peine d’interroger le navigateur, il restera muet. Au milieu des champs, il faut donc prendre une direction au hasard. En pareille circonstance, le premier choix n’est pas nécessairement le bon. Après plusieurs essais, on se dit que l’on pourrait y arriver aussi avec un brin de logique: l’endroit recherché devrait se situer à l’abri des regards et à proximité du chemin de fer, lui-même situé dans la vallée. Il faut donc s’engager dans la descente, traverser une petite forêt de conifères pour découvrir finalement une voie étroite au bout de laquelle se situe Cinqfontaines. C’est cette logique – discrétion et proximité d’un moyen de transport de masse – qui avait été à l’origine de la recherche de ce site par les nazis au début des années quarante.
En ce dimanche, 1er juillet, comme tous les ans, les Juifs du Luxembourg se donnent rendez-vous dans ce coin perdu des Ardennes. Ils sont venus nombreux pour raviver le souvenir de l’événement le plus sombre de leur Histoire.
Le regretté Paul Cerf, dans son livre qui fait date «L’étoile juive au Luxembourg», nous rappelle qu’en «attendant que le Luxembourg soit complètement “judenrein”, les Allemands veulent concentrer tous les Juifs dans un ghetto, à l’instar de ceux qui existent dans le Generalgouvernement». L’auteur souligne, par ailleurs, «que le Grand-Duché fût le premier pays occupé de l’Europe de l’Ouest où les Allemands introduisirent la législation raciale et antijuive en vigueur dans le Reich hitlérien depuis 1935: dès le 7 août 1940, le rideau de la terreur s’abattit sur la petite communauté juive du Luxembourg. Un tiers des Juifs du Luxembourg furent anéantis au cours de la Seconde Guerre Mondiale.»
En plein milieu de la cérémonie organisée à la mémoire des quelque 700 membres de leur communauté déportés à partir de Cinqfontaines, le passage d’un train rend inaudible les paroles d’un discours prononcé à cette occasion. Pas besoin de le voir, il suffit d’entendre le bruit du train pour savoir que la voie ferrée est tout proche. A l’issue de la partie officielle de l’événement, d’aucuns parmi les participants ne manquent pas de rappeler que ce bruit leur donne des frissons encore soixante-dix ans après. Les voilà replongés dans le contexte des années 1940.
Le monde a profondément changé, mais pour ce qui est des moyens techniques auxquels ont recouru les nazis à l’époque, ceux-ci ont bien résisté au temps. Ainsi, la logistique de transport de masse, loin d’avoir disparu, assure de nos jours, de façon de plus en plus performante, la mobilité de nos contemporains. Quant aux moyens de propagande déployés dans le cadre de l’incitation à la haine contre les juifs, ils n’ont rien perdu de leurs potentialités, bien au contraire.
Il en est de même des capacités administratives de nos Etats. Plus rien n’échappe désormais à l’emprise d’archivage digitalisé que les mesures de protection de la vie privée n’arrivent plus guère à endiguer. Rappelons-nous que le fichage systématique des juifs il y a trois générations, bien que très décisif dans l’identification de tous les membres de leur communauté, ne revêtait encore, pour ainsi dire qu’une dimension artisanale. C’est dire que le crime d’Etat au début du vingt-et-unième siècle pourrait se perpétrer par des moyens autrement puissants.
Le lendemain, en tenant dans mes mains le livre de Georges Bensoussan intitulé « Auschwitz en héritage? », je tombe par hasard sur une phrase écrite par l’idéologue allemand Paul de Lagarde vers la fin du dix-neuvième siècle: « Avec les trichines et les bacilles, on ne négocie pas, et ni trichines ni bacilles ne sont susceptibles d’être éduqués; on les extermine aussi rapidement et aussi complètement que possible. » Pour Paul de Lagarde, le juif n’était plus que « bacille » et « souillure ». Les moyens précités auquel il y a lieu d’ajouter le ZYKLON B, un Etat hyper-organisé, des citoyens ne s’opposant plus à la progressive déshumanisation de la population juive ont contribué à ce que les propos de Lagarde devinrent triste réalité.
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